QUELQUES IDEES SUR L’ORIGINE DU DRAPEAU CORSE

 

Source : http://accademiacorsa.org/?page_id=99

 

Jérôme  POTENTINI
Février 1995

Dans toute l’histoire de la Corse, il n’existe peut-être pas de symbole à la fois plus familier et aussi mal connu que le drapeau à tête de Maure.

Plusieurs hypothèses ont été soutenues sur son origine.

Nimou dans son livre “ Choses de Corse ” en 1936 nous dit : un Corse s’est emparé la tête d’un chef sarrasin qu’il reconnut au bandeau blanc qui entourait son front. Afin de la conserver, il l’enveloppa dans un linge blanc. Comme il ne pouvait la garder indéfiniment, il songea à la dessiner sur une toile blanche.

D’autres verront l’origine de la tête de Maure dans l’histoire d’un jeune Corse d’Aléria dont la fiancée avait été enlevée par des corsaires et vendue au roi d’Aragon. Ce jeune, la rage au cœur aurait délivré sa fiancée et tué le lieutenant de ce roi venu le poursuivre en Corse. Il exhiba la tête de ce lieutenant dans toute l’île.

D’autres hypothèses ont été émises. Nous nous attarderons plus longuement sur celle soutenue par le professeur Antonetti. Ce dernier voit l’origine du drapeau corse dans l’occupation aragonaise.

APPARITION DE LA TETE DE MAURE

En 1297, les rois d’Aragon reçurent du pape Boniface VIII l’investiture de Royaume de Sardaigne et de Corse. Il semblerait que la tête de Maure apparaisse pour la première fois en 1281 sur les armes aragonaises où elle est quadruple et entoure une croix.

Cet emblème servira jusqu’en 1387, date à laquelle le roi Jean I revient au sceau initial de ses ancêtres. Il semble improbable que les rois d’Aragon aient amené leur emblème en Corse car ils se sont peu intéressés à ce pays.

Par contre, ils occupèrent la Sardaigne, ce qui explique la présence de la tête de Maure dans les armes de la ville de Cagliari. Depuis 1952, ce sont les armes de la région sarde.

Ces armes sont d’importation aragonaise, comme le démontrent certains parchemins conservés dans les archives communales de Cagliari.

SIGNIFICATION HERALDIQUE DE LA TETE DE MAURE

La tête de Maure fait partie des “ armoiries parlantes ”. Elle est en relation directe avec les noms de famille. Tous ceux dont le nom patronymique comporte la racine Maure ou More sont tentés de l’adopter comme emblème. Ce phénomène n’est pas seulement visible dans les noms de famille corses. On trouve cette tête dans les armoiries des familles françaises, mais aussi dans celles originaires de Flandres, d’Augsbourg et de Suisse.

La description en terme héraldique d’après Gheusi est la suivante : tête de nègre de sable, naturellement animée et tortillée d’argent. Elle est toujours, ou presque, de profil et tournée à dextre.

Pour les héraldistes, “ de sable ” veut dire noir, “ d’argent ” signifie blanc. Quand ils rajoutent “ animée ”, ils font allusion au fait que les yeux sont blancs et bien visibles. A dextre, cela veut dire à droite du Maure lui-même et à gauche de celui qui le regarde.

L’héraldiste Paillot en fait a peu près la même description. Il illustre sa définition par huit blasons à tête de “ More ”. Dans tous les cas, il s’agit d’une tête de nègre avec des lèvres lippues, le nez épaté et les cheveux crépus. Tous les spécialistes soulignent qu’il s’agit d’une tête de nègre (sans aucune connotation péjorative).

C’est ce que l’on pense généralement par allusion aux esclaves mauresques que les chrétiens capturaient et dont ils faisaient la traite ou, par référence au Maures qui ont longtemps occupé l’Espagne, une partie du littoral méditerranéen de la France et tant de villages corses.

Dans cette deuxième hypothèse, il ne n’agit plus de noirs africains de race noire, mais d’arabes du Magreb.

Un point reste discutable : la signification du bandeau.

Berthelot et Ceccaldi se basant sur les écrits de l’historien Carpacino y voient un symbole royal. Le nègre serait un chef maure vaincu. Le professeur Antonetti n’y croit pas trop. Carpacino, parlant de symbole royal faisait allusion uniquement aux rois helléniques.

Par ailleurs, l’héraldiste Paillot parle du véritable tortil et non de bande blanche.

En incidence, des points secondaires attirent l’attention.

L’apparition de colliers de perles et de pendentifs d’oreilles.

Le Maure est alors une Mauresque. Il ne peut s’agir alors que d’une esclave et non d’un chef.

Or les Mauresques étaient fort prisées à la Renaissance et un véritable trafic existait. Les Génois en étaient les maîtres.

Ces colliers et ces pendentifs sont quasiment constants dans les armoiries des XVII et XVIII siècles, privilégiés de la vogue des esclaves mauresques.

Pour récapituler, dans sa pureté, la tête de Maure est dextre, de sable, animée, tortillée, sans colliers ni pendentifs et coupée au ras du cou.

Le tortil est soit un simple bandeau, soit un véritable tortil, autrement dit un ruban entortillé.

Il se noue derrière la nuque par deux pans courts. Il est soit sur le front, soit sur les yeux.

Pourquoi les rois d’Aragon ont-ils utilisé une tête de Maure ?

On invoque parfois les croisades. On parle d’une bataille d’Alcoras ou d’Alarcos gagnée en 1046 par le roi d’Aragon Pierre I. Lors de cette bataille, il aurait vaincu quatre rois maures. Ce dernier point est controversé. La tête de Maure n’apparaît sur les sceaux des rois d’Aragon qu’en 1281. Ce point reste à éclaircir.

Retenons que l’emblème n’est pas né en Corse, qu’il y a été importé par les rois d’Aragon et qu’il n’y est attesté ni à la fin du XIII, ni au début du XIV siècle.

Comment en est-on arrivé à l’officialisation de notre emblème.

Plusieurs périodes peuvent être examinées.

LA TETE DE MAURE EN CORSE DU XIII AU XVII SIECLE

Sur la foi de Giovanni della Grossa, on prétend que le drapeau à tête de Maure apparaît sur le fanion d’Arrigo della Rocca, chef du parti aragonais en Corse au XIV siècle.

Giovanni della Grossa écrivait en 1376 que Della Rocca arborait sur sa bannière un oiseau griffon peint et au-dessus il portait les armes d’Aragon. On se demande alors si les armes d’Aragon portaient la tête de Maure. La vérité sur ce point semble difficile à établir.

Il fut également prétendu que Vincentello d’Istria a porté les armes d’Aragon.

Vincentello était à la fin du XIV et au début du XV siècle le chef du parti aragonais et devint en 1418 le premier vice-roi corse de la Corse.

Comme pour Della Rocca, Vincentello a certainement porté les armes du roi d’Aragon, mais ces armes comportaient-elles, la tête de Maure.

La question peut encore se poser pour Sampiero.

Lorsque Sampiero était colonel du régiment Corse au service du roi de France (à partir de 1547), a-t-il porté le drapeau noir à croix blanche avec au centre la tête de Maure ?

Il aurait ajouté cette tête de Maure afin de ne pas être confondu avec les bandes du Piémont qui guerroyaient sous le même drapeau, mais sans tête de Maure.

Poli dans son histoire militaire pense que c’est une erreur. La tête de Maure, d’après lui, aurait été ajoutée par les auteurs modernes.

Pourquoi la France aurait-elle toléré que les mercenaires Corses, à son service, choisissent un emblème évoquant les rois d’Aragon ?

Un doute subsiste.

Il n’est pas impossible, cependant, que la tête de Maure ait figuré sur les emblèmes des mercenaires Sardo-Corses.

En effet, dans les musées et galeries d’art, des tableaux ou des fresques représentent des bannières à tête de Maure.

Ce sont celles des régiments de Corses et de Sardes à la solde des papes et de certaines républiques italiennes. L’illustration la plus remarquable se trouve sur un tableau de Pietro Della Francesca à l’église de Saint François à Arezzo, daté d’avant 1466.

Les bandes de mercenaires de la Renaissance italienne sont indistinctement composées de Sardes et de Corses. Le drapeau à tête de Maure étant l’emblème de Cagliari et de la Sardaigne, il est possible qu’il figure sur l’emblème de ces mercenaires.

Ainsi, il se peut, que tant que la Corse n’a pas été un royaume autonome, son emblème, ait été le même que celui de la Sardaigne.

Il n’est donc pas impossible que Sampiero ait combattu en Corse sous le symbole commun aux deux îles. On n’en a pas la preuve irréfutable.

En conclusion de cette période, nous dirons, que les chefs Corses ont pu prendre la tête de Maure comme emblème, mais il est certain que le drapeau à tête de Maure n’a pas été à cette période le drapeau officiel de la Corse.

DU XVI AU XVIII° SIECLE : DE SAMPIERO A THEODORE DE NEUHOFF

C’est à un géographe italien du XVI° siècle que l’on doit la résurrection de la tête de Maure comme emblème de la Corse.

Dans un atlas où il décrivait les possessions du roi d’Espagne Philippe II, le géographe italien Mainaldi Galerati accompagne chaque province des ses armoiries.

En 1573 cet ouvrage attribue une tête de Maure à la Corse (quatre à la Sardaigne).

Une plus grande diffusion de cette tête de Maure, attribuée à la Corse interviendra avec un atlas publié en 1662 par un hollandais, Joan Blaeu.

Une traduction latine en fut donnée entre 1662 et 1665 “ l’atlas major ”. La Corse y apparaît avec un blason d’or à tête de Maure tortillée et un triton armé d’un trident.

Cet atlas inspira l’allemand Seutter qui publia en 1731 une carte de la Corse portant la tête de Maure.

Les hasards de l’histoire font que le 12 mars 1736 débarque à Aleria un aventurier allemand, Théodore de Neuhoff. Paré de titres prestigieux, il arrive à se faire proclamer roi de la Corse.

Il brandissait en débarquant un drapeau à tête de Maure, portant un bandeau sur les yeux.

Il a du prendre cette tête de Maure sur la carte de son compatriote allemand Seutter publiée à Augsbourg, ville où Théodore de Neuhoff avait été en garnison.

La monnaie frappée à cette époque en Corse porte une tête. Certains ont cru y voir une tête de Maure, d’autres pensent qu’il s’agit de la tête de Théodore de Neuhoff.

Quoi qu’il en soit, l’aventure de ce roi d’opérette, qui ne dura que six mois fut très popularisée en Europe.

C’est à partir de cette époque que la tête de Maure apparaît clairement sur les armoiries de la Corse.

Désormais, la tête de Maure est connue de l’Europe entière comme symbole officiel de la Corse.

PASCAL PAOLI ET LE DRAPEAU A TETE DE MAURE

C’est avec Pascal Paoli que le drapeau à tête de Maure est devenu l’emblème officiel de la Corse.

Dans une lettre du 23 juin 1760 à Rivarola, qui fait suite à différentes consultations, il précise ses intentions au sujet du drapeau corse.

Il propose de mettre au revers l’image de Ste Dévote à la place de la Vierge. A l’envers, il reprend la tête de Maure telle qu’elle est représentée sur les cartes de l’époque.

Les Géants Marins qui figurent sur l’emblème sont remplacés par des faisceaux d’osier, symbole de la liberté. A la Consulta de Vescovato, le 24 mai 1761, il fut décidé de frapper des monnaies aux armes du Royaume.

De 1762 à 1767, à Murato, puis en 1767 et 1768 à Corte, ces monnaies portent les armes de la Corse dans leur version définitive.

Un Cartouche, sorte d’écusson, porte une tête de Maure tournée vers la gauche avec un bandeau sur le front noué derrière la nuque.

Ce Cartouche est surmonté d’une couronne royale à fleur de lys à huit branches avec au sommet un globe et une croix. De chaque côté du Cartouche, on voit deux personnages marins.

Ces armes se trouvent sur les drapeaux de la nation corse avec quelques variantes.

Le plus dépouillé est celui de la Marine corse créée par Paoli : une tête de Maure sans aucun attribut secondaire, sur fond blanc.

Paoli a décidé de relever le bandeau qui était placé sur les yeux dans les armes introduites par Théodore de Neuhoff.

Il aurait déclaré : “ les corses veulent y voir claire, la liberté doit marcher au flambeau de la philosophie, ne dirait-on pas que nous craignons la lumière ”.

D’après Ambrogia Rossi, le général Paoli avait coutume de dire en riant : “ désormais, le bandeau royal est bien placé comme il convient à notre dignité et non pour notre honte comme le voudraient nos ennemis ”.

Des documents aux archives de la ville de Gênes prouvent qu’en 1731 existaient déjà des drapeaux à tête de maure avec bandeau sur le front. Il est cependant certain que c’est Pascal Paoli qui a officialisé la tête de Maure avec le bandeau sur le front.

La tête de Maure n’a pas disparu après Ponte Novu. Les français la conservent en y ajoutant des fleurs de lys et en supprimant le bandeau.

La révolution maintint la tête de Maure. Quand Pascal Paoli forma le royaume anglo-saxon, la tête de Maure, associée aux armes du roi d’Angleterre redevint de 1794 à 1796 l’emblème officiel de la Corse.

CONCLUSION

La tête de Maure serait apparue sur les sceaux des rois d’Aragon au XIII siècle. Elle a peut-être été portée par quelques corses du parti aragonais au XIV et XV siècles.

C’est un atlas italien du XVI siècle qui a crée le lien le plus ténu entre la Corse et la tête de Maure.

Cette tête de Maure ramenée en Corse par Théodore de Neuhoff est devenue avec Pascal Paoli l’emblème officiel de la Corse indépendante.

Jérôme POTENTINI

Février 1995

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