LES SALADINI DE SPELONCATO

Source : http://accademiacorsa.org/?page_id=188

Joseph SICURANI

Les SALADINI de SPELONCATO constituent une longue lignée de menuisiers ébénistes de haute réputation : « Ils ont fait fleurir le bois »….

C’est en famille par voie orale que nous avons appris à les connaître.

Les oeuvres qui nous sont parvenues, nous les devons aux derniers d’entre eux et plus particulièrement à :

– Anton Giuseppu (1763-1841) décédé à 78 ans

– Anton Pietru (1799-février 1863) son fils décédé à 64 ans.

« Babbo portava u pindinu »…

C’est la phrase souvent entendue, lorsque dans les années 50, jeune spéloncatais par mon mariage, je me trouvais dans l’atelier de l’oncle Antoine (dit Salamone), dernier menuisier au village descendant de la branche d’Anton Pietru.

Il m’a souvent parlé de ses ancêtres avec admiration… et fierté.

Les outils « modernes » qu’il utilisait (rabots, varlopes, scies, trusquins… entièrement fabriqués de ses mains) voisinaient avec ceux de ses ancêtres, conservés religieusement sur l’étagère et dont il ne se servait que comme modèles.

« L’ha fattu Babbo »…

Il avait plaisir pendant les « suléoni » après la sieste, muni de ses jumelles, à m’emmener sur les rochers de la « Cima » où nous passions de longs moments en fin d’après-midi à regarder ondoyer au soleil déclinant, cette « mer d’oliviers » aujourd’hui bien clairsemés.

C’était sa façon à lui de me faire voyager dans sa région et son environnement. J’ai ainsi découvert d’en haut… l’emplacement de la vieille vigne, du potager, u pagliaghju… Les points d’eau où les perdrix à l’aube venaient boire … et qu’il chassait.

Toute une tranche de vie. Gazé de guerre, il n’avait plus la force de m’y emmener.

« Guerda » me disait-il, pointant du doigt la direction « hà vedi sa « fabrica »…, l’hà fatta babbo n’ha fattu tante in Balagna … e puru altro !…. »

Les SALADINI ont travaillé dans toutes les grandes maisons de la région et dans de nombreuses églises.

« Fa una fabrica » (un moulin à huile en Balagne) signifiait réaliser toutes les boiseries : charpentes, planchers, portes et fenêtres, roues à aubes, vis de pressoir, axes et supports de meules…. mécanismes divers.

Les meubles qui sont arrivés jusqu’à nous sont des meubles de sacristie (p. 162), des placards, lits, dormeuses … en bois noble : noyer, chêne, châtaignier massifs et pour les derniers : travail de placage et de marqueterie.

Ajoutons à cela la lutherie :

– divers cistres (cetere) dont l’un d’entre eux est la propriété de la famille SEBASTIANI de la Porta d’Ampugnani décoré d’un auto portrait

– guitares : dont celle à deux manches détenue par Anton Dume Verdoni (descendant des Saladini par Marie Françoise soeur d’Anton Pietru ,

Toujours par l’oncle Antoine deux légendes … sans doute sur un fond de vérité

  1. a) la boîte et le juge

A la suite d’un différend avec un employeur mauvais payeur, mais notable…, notre Saladini s’est trouvé en prison pour quelques jours.

Ayant néanmoins obtenu l’autorisation de conserver par devers lui sa « musette » avec quelques outils précieux (un rabot, un ciseau à bois, un maillet, une égoïne…) notre ami occupa son temps en réalisant une boîte – une scatula – parallélépipède rectangulaire d’environ

15 cm x 10 x 10, genre petit coffre à bijoux, mais ne présentant aucune aspérité.

Lorsque le Juge lui dit :

« Tu n’es pas un ouvrier bien compétent et le prix que tu demandes est excessif pour le travail que tu as fourni. Tu dois revoir tes prétentions. »

« S’il vous plaît, Monsieur le Juge, voulez-vous ouvrir cette boîte ? demande le prévenu.

Le juge prit la boîte, la regarda, la tourna dans ses mains, la retourna, puis la rendit sans l’avoir ouverte.

SALADINI s’en empara puis comme un magicien, souleva un onglet bien discret et la boîte s’ouvrit !

Le mauvais payeur fut débouté et dû régler le juste prix demandé en plus d’une bonne réprimande.

  1. b) « tu si el diavolu… o Saladini di Speloncatu ».

Dans la société corse de la fin 18ème, début 19ème, il n’était pas évident pour un jeune artisan d’avoir toujours du travail dans son village.

Alors qu’il déambulait à la recherche d’un ouvrage à effectuer, notre jeune SALADINI est arrivé un jour dans un village qu’il ne connaissait pas, loin de chez lui.

Le lendemain matin, passant devant une maison patricienne, il vit un petit groupe et s’approcha.

Le propriétaire des lieux (sgio) était en discussion avec deux ou trois jeunes gens que notre ami crut reconnaître. Il s’approcha et comprit de quoi il en retournait.

Les jeunes gens, menuisiers de leur état, présentaient au futur employeur, chacun une maquette pour preuve de leur savoir-faire.

Il était là, la casquette de travers, les mains dans les poches, l’air intrigué …

« Et toi, qu’as-tu à me montrer ?

Je ne savais pas que vous cherchiez un menuisier ni qu’il fallait vous présenter un objet. »

Pendant que la discussion engagée avec les autres postulants se poursuivait, notre ami, avisant quelques chutes de planche, s’en empara, en choisit deux … ouvrit la « musette » contenant les outils de base (indispensables) et se mit à en polir la surface.

Lorsqu’il fut satisfait de son travail, il s’approcha du groupe tenant une planche dans chaque main. S’adressant au « patron », il plaqua les deux surfaces polies l’une contre l’autre et demanda : « Tenez o sgio francè, voulez-vous les séparer ? »

Elles étaient si bien polies qu’elles adhéraient…

« Tu si u diavolu o Saladini di Speloncatu »

A-t-il obtenu le chantier ? l’histoire ne le dit pas.

Elles suffiraient pour attester de la notoriété des Saladini

Mais écartons-nous du domaine affectif pour plus d’objectivité.

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Un article du « Bastia Journal » paru le 9 janvier 1905 sous le titre « les vieilles orgues de la collégiale de SPELONCATO témoignent de cette renommée »:

« Parmi les monuments remarquables et ils sont nombreux de cette église, nous signalerons à ses visiteurs, amateurs de sculpture, peinture, musique, la tribune ou l’orchestre d’où émerge le buffet contenant l’orgue.

Que l’on se figure une admirable conque marine ailée, semblant s’élancer dans l’espace, aux sons entraînants, sublimes, d’une musique religieuse.

Ce monument est l’oeuvre, non, le chef d’oeuvre d’un enfant de Speloncato, Anton Giuseppu SALADINI, célèbre ébéniste sculpteur du 1er empire dont les meilleurs meubles datent de 1806 à 1840.

Aux descendants de cet homme de génie, qui habitent Speloncato, Bastia et le Cap Corse, nous souhaitons de s’illustrer en ébénisterie comme leur ancêtre ».

Un autre témoignage de la renommée d’Anton Giuseppu SALADINI nous est donné en 1936 par Oreste Ferdinando TENCAJOLI dans Chiese di Corsica (p. 298) qui décrivant l’église de Speloncato écrit :

« La bussola della porta e la cantoria in legno furano scolpite da certo A.G. SALADINI di Speloncato, che in questi lavori come in altri da lui eseguiti, si manifesto artista geniale e di bon gusto ».

La technique des SALADINI, la notoriété qu’elle a induite était certes due à leur travail, leur habileté, leur professionnalisme (comme l’on dit aujourd’hui) mais surtout au fait qu’ils appartenaient à une longue lignée d’artisans où chacun avait à coeur de transmettre ses connaissances.

D’ailleurs parmi eux, il en est qui sont allés perfectionner leur art en Toscane d’où un enrichissement technique inhabituel chez les artisans corses de cette époque.

A l’occasion d’un voyage à Florence dans les années 70, nous sommes tombés en arrêt devant un meuble de sacristie aux dimensons certes bien imposantes mais dont l’aspect général nous rappelait celui que nous avons au village !

En regardant de plus près, de nombreux détails d’assemblage, placage et marqueterie nous ont paru identiques …

Dernièrement, nous a été communiquée la photocopie d’une page du livre « Les Servites de Marie » où nous pouvons lire (p. 635) « après son noviciat, le petit Matteo (né à Centuri vers 1750) quitte la Corse pour Foligno en 1772… Perugia en novembre 1774.

Finalement il reçoit une mutation pour Florence où il trouve parmi les étudiants son paesanu Bartolomeo Franceschi et Giovan Angelo Saladini de Speloncato ».

Etait-il un oncle, un frère, un cousin d’Anton Giuseppe ?…

Il était certainement l’un des leurs puisqu’une seule famille Saladini à Speloncato (à notre connaissance).

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1810 – Une date capitale

Le premier orgue CRUDELI construit en Corse date de 1810 à SPELONCATO.

« Giovanni Crudeli di Lucca l’anno del Signore 1810 » (construit ou agrandi : Antoine Massoni a révélé que certaines pièces étaient plus anciennes, par exemple le sommier date de 1746. Il viendrait vraisemblablement du couvent).

Anton Giuseppe SALADINI a été lui, chargé de réaliser la tribune dont nous avons déjà parlé (avec Crudeli, ils s’étaient connus sur un chantier de restauration précédent).

Les travaux effectués depuis cette date sont les plus éloquents. Quelques uns d’entre eux ont eu dernièrement les honneurs du mensuel GEO n° 293 juillet 2003 « Corse Les plus beaux villages ».

Il semblerait qu’Anton Giuseppe ait été à la tête d’un atelier et qu’en plus de ses fils, Anton Pietro et Anton Domenico, de sa fille Marie Françoise (elle-même fort habile et aussi performante qu’un homme), il ait eu des compagnons.

Certaines archives paroissiales de Speloncato et de Muro l’attestent :

1797 /1798 SPELONCATO MURO

1er Giugno a Maestro SALADINI, Compresi i suoi scuolari per lavoro del bano di sagrea … franchi 84.

1° Luglio a M° SALADINI ….franchi 33,

6 Aprile à M° SALADINI per lavoro … La detta cascia dell organo…. franchi 35

Avec Giovanni Crudeli, Anton Giuseppe SALADINI s’est initié à la facture d’orgue, mais dans ce domaine, son fils Anton Pietro a acquis une réputation enviable.

Le passage des Crudeli à SPELONCATO fut déterminant pour la carrière d’Anton Pietro dont la renommée a vraisemblablement dépassé celle de son père, tant son activité de facteur d’orgues a été importante.

Il est seulement âgé de 11 ans en 1810 mais déjà il travaille avec son père et donc peut aussi dès cet âge, s’initier au métier d’organier.

En 1825 il achève (toujours avec son père) l’orgue commode . Cet instrument sera en fait son « chef d’oeuvre ».

En 1831, il obtient sa première commande : construction de l’orgue de Zilia.

En 1841, il perdit son père Anton Giuseppe

Nous énumérons ci-dessous ses principales réalisations (ou restaurations) :

1831 : Zilia

1833 : Palasca

1835 : Nonza

1837 : Castellu di Rostini

1839 : Felicetu

1842 : Castifao Bastia Piedicroce

1843 : Piedigrigio

1844 : Pioggiola

1846 : Calenzana

1853 : Cassano

1855 : Vico (évêque d’Ajaccio : orgues à la française)

1857 : Morosaglia

1861 : Canari

Il décède en février 1863 à Moncale, alors qu’il travaillait à la construction de l’orgue de ce village.

Les organiers du 19ème siècle ayant travaillé en Corse sont tous venus d’Italie.

Anton Pietro est le seul originaire de l’Ile.

CONCLUSION

Nous laissons à Antoine MASSONI (décédé au printemps 2003 : accident de voiture) le soin de parler du travail des Saladini.

– Anton Giuseppe menuisier ébéniste : orgue commode daté de 1825 

« Apparentée au style empire, cette fausse commode, aux tiroirs factices, témoigne de l’influence française mais à travers une déformation italienne.

L’école la plus proche est en effet celle dérivée de Florence ou de Naples, où les artisans avaient repris à leur manière la mode importée par Elisa BACCIOCHI (soeur de Napoléon et grande duchesse de Toscane) et Caroline MURAT (soeur de Napoléon , Reine de Naples et épouse du célèbre Maréchal).

Ainsi, à travers et malgré la mode Louis Philippe qui suivit, le style empire perdit les ornementations dorées pour adopter une marqueterie florale en bois aux teintes naturelles.

La réalisation du Maestro Anton Giuseppe SALADINI marque, dans l’évolution du mobilier corse, le passage du meuble en bois massif aux décorations sculptées et incrustations sobres du 17ème, à une véritable ébénisterie qui maîtrise la technique du placage, de la marqueterie et du vernis tampon à la gomme laque.

L’ensemble de la commode est construit en noyer, à l’exception du couvercle et des faux tiroirs (panneaux mobiles) qui sont réalisés en châtaignier de 19 mm d’épaisseur, plaqués en ronce de noyer et marquetés d’essences diverses.

Les assemblages sont réalisés en languettes et rainures pour les panneaux, en tenons et mortaises pour les cadres, en queue d’aronde pour les traverses…. »

-Anton Pietro SALADINI dont Antoine MASSONI a restauré l’orgue de Palasca contruit en 1833

Le 28 Août 1994, jour de l’inauguration, il a prononcé l’ Inviu Rispituosu à Don Pietro Saladini » suivant :

Maestru,

Centu sessant’anni fa, di u to arte, hè natu l’organu di Palasca.

A sghjumillera di u tempu chi passa, l’umidità, e malfatte di l’omi, a fame sempre più forte di i riloggii di san Pasquale hanu purtatu offesa à a to opera.

Oghje ghjornu, a mo scumessa era di ritruvà u strumentu sputicu di l’origine. U nostru lavoru à tutti quelli adduniti per riesce a rinastità – Lisandru Ruspini u bancalaru, Ugo Casalonga u liutaiu, Ghjuvan’Massimu Nanni u tubulaghju di u stagnu – trapassata a fatica, hè statu quellu di l’anima per alzà u travagliu di l’organaru di a fine di u vinticesimu seculu à u livellu di qualità di quelli chi cume te, caru Maestru di Spiluncatu, hanu impetriciatu a strada.

Forza, pacienza, modù, meticulosità, minuzià è … sudore, è pianu pianu, l’organu smuntatu, e mancanze o i scambii di e canne, i fracicumi di u legnu – noce, pinu, castagnu – rinnuvellati, firmava stu « saccone lattatu di legnu aeratu » straziu maio chi tre volte cunfurtatu serà in fine u fiatu di l’inseme.

Francate tutte ste trappule techniche ci tuccava a surpresa inaspettata !

Mittendu in tonu e canne, aghju scupertu chi sopra più d’esse organuru è musicante, Maestru Saladini eri un veru criatore !

Girendu a Corsica sana, franchendu u mare è sulchendu tutta l’Italia, nimu di sicuru un pudera scopre un organu paru à quellu di Palasca !

Ai cuncipitu una novità, un ripieno senza quinte ancu tutti i ritornelli ne li acuti, un curnettu con una terza mobile ! Bellu ossu à ruzzicà per noi altri nuvizii, è chi penseri per rimette tuttu à l’iniziu ! Chi sa se no saremu ghjunti à a merolla, è se no meritaremu u to fraternu abbracciu !

Ti vogliu di, venerabile Maestru, chi quelluchi a ripugliatu i to attrazzi, hè calinzanichu …. Quandu tu si mortu à u Mucale, fendu à to ultima opera in a ghjesgia di u mo paese, ai du una certa manera, lasciatu un auguriu, un votu, una lega sciolta in u spaziu è u tempu, catena risaltata.

Qui in Palasca, u to organu hè inde u core di i paisani. A nostra squadra d’artisgiani hè stata accolta, tenuta, assistuta : vinu, spuntini, caffe e bone parolle hanu puntillatu l’aiutu affettuosu.

Voluntà, sforzi, travagliu di Lisandru Vincensini è di a so municipalatà, di Ghjuvan’Natale Giacomoni cun un so associu, cunvergenti, cuerenti è cumpatti, facenu chi sta sera d’aostu novanta quattru, u to organu, Maestru Saladini, ripiglia vita, forse per centu sessant’altri anni, è puru, lascemu avà u postu solidu è rifermatu à l’arte di i musicanti ……

Antone Massoni di Calinzana – Organaru 

A.D. 1994, u 28 d’aostu 

POUR L’ACCADEMIA CORSA

Joseph SICURANI

Février 2004

Bibliographie principale: Sebastien Rubellin L’ORGUE CORSE de 1757 à 1963 Ed Piazzola

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