Source : https://www.corsicamea.fr/contelegend/simon.htm
Ce matin Simonè s’était levé avant son heure habituelle.
Tout le monde dormait encore. Dans la maison silencieuse, ses pas faisaient craquer les marches de l’escalier de bois qu’il descendait lentement. La bonne odeur du café qu’il préparait près de la cheminée, apaisait un peu son angoisse mais ne le libérait pas pour autant du poids de cette indéfinissable douleur qui le tourmentait.
Il tourna doucement la clé dans la serrure. Dehors, le jour se levait sur l’un de ces derniers matins d’automne un peu frileux qui annonçaient l’hiver prochain.
Sur le chemin de terre qui serpentait sous les châtaigniers, Simonè laissait ses pas le guider.
Derrière lui, le village avait maintenant disparu. L’odeur du maquis était emprunte de nostalgie, tous les parfums de son île s’éveillaient tandis que les premiers rayons de soleil perçaient à travers les branches des arbres aux silhouettes décharnées.
Au bout d’une longue marche, il s’assit sur une pierre. Ses yeux fixant un point imaginaire, il laissa ses pensées s’envoler à travers le silence profond de l’apaisante nature qui l’entourait.
« A quoi rêves-tu, toi qui semble si triste ? ». La voix douce et calme, était celle d’une dame qui s’avançait vers lui, auréolée d’un léger nuage de brume ; c’était Stella, une fée dont tous les habitants du village ont parlé sans l’avoir jamais vue. Sans s’émouvoir, comme s’il l’attendait, Simonè lui sourit et lui répondit : « Je ne sais pas à quoi je pense, je ne sais pas ce que je fuis, mais parfois, je voudrais être ailleurs, pour n’être plus ce que je suis ».
« Ecoute, tu n’a jamais cessé de croire en moi » dit Stella, « pour te remercier de ta fidélité, je voudrais aujourd’hui exaucer tes vœux les plus secrets, quels sont-ils ? »
Simonè, après avoir un instant réfléchi répondit : « Souvent la nuit, je rêve que je vole, je voudrais être un oiseau ».
« Quel genre d’oiseau ?» demanda-t-elle. Il répondit aussitôt: « un’ agula »!
Aussitôt, il se vit s’élevant au dessus des arbres, montant vers le soleil frémissant, tournoyant avec une liberté enivrante au dessus des châtaigniers. De son regard perçant il scrutait le village qui se réveillait lentement. Son ombre silencieuse planait au dessus des toits des maisons et il pouvait entendre tous les bruits et les voix. Il voyait les hommes si minuscules depuis l’immensité du ciel, qu’il trouva inutile et ridiculement vain de les voir autant gesticuler ; il vit sortir de la maison son frère, il l’entendait discuter avec ses sœurs… ils étaient inquiets, ils se demandaient où il avait bien pu aller, puis ils cessèrent de s’inquiéter et se prirent à en rire.
Et puis, l’enchantement prit fin. Il retourna à son point de départ et se posa avec un léger bruissement d’ailes.
Stella lui offrit de réaliser un second vœu : « je voudrais être le vent »
« Quel genre de vent ? » demanda-t-elle. Il dit: « Le Libecciu »!
Aussitôt, son souffle devint puissant, les feuilles des arbres se mirent à trembler et les branches pliaient sous ses accès de colère. Il poussa les nuages qui s’amoncelaient dans le ciel et dirigea son souffle vers le village, passant en rafales au dessus des maisons faisant claquer les volets, emportant le linge qui séchait encore dans les jardins, ôtant aux hommes leur « baretta » et soulevant, espiègle, les robes des filles. Il s’amusait de voir combien la nature humaine était fragile et impuissante malgré son orgueil démesuré. Il vit son frère et ses sœurs se mettre à l’abri et emporta leurs rires dans un tourbillon.
Et puis, le vent devint murmure et se calma.
Simonè regarda Stella. Elle posa la main sur son épaule et lui offrit de réaliser un dernier vœu mais il refusa car il était épuisé par tout ce qu’il avait ressenti à travers ces deux expériences. Alors la fée, n’insista pas et le raccompagna jusqu’à l’entrée du village puis elle lui prit la main avant de disparaître.
Au fil des jours, Simonè devenait de plus en plus silencieux. Il passait par de longs moments de solitude, faisait de longues promenades dans la nature, restait de longues heures immobiles derrière la fenêtre de sa chambre, perdu dans ses pensées, ne s’intéressait plus à rien et n’avait plus d’appétit. Son frère et ses sœurs étaient tristes car ils étaient devenus pour lui des étrangers qui ont toujours refusé de le comprendre.
Un matin, sans aucune explication, aux premières lueurs de l’aube, il s’en alla .
Il se souvenait de cette tour Génoise qui surplombait la mer et il marcha vers elle de longues heures, à travers des chemins escarpés, à travers la montagne, sous le soleil d’avril de ce nouveau printemps. Quand il arriva, Stella était là qui l’attendait, souriante et lumineuse de beauté. Il lui prit la main et avec elle, il grimpa tout en haut de la tour, tandis que le « libecciu » soufflait sans discontinuer.
Debout sur un créneau, touchant le ciel et dominant la mer dont les vagues se brisaient avec fracas sur les rochers au pied de l’édifice, Simonè était heureux. Il entendit la voix de Stella lui chuchoter : « Tu es un’agula, tu peux voler ». Alors, sans hésiter, il ferma les yeux pour la dernière fois et bascula dans le vide pour s’en aller rejoindre au bout de sa chute cet ailleurs dont il avait tant rêvé.