Accademia Corsa
Par Jean Pierre Poli
ESSAI SUR L’HISTOIRE DE LA CORSE AU TEMPS DES SARRASINS
Trois livres publiés en 1998 s’intéressent à cette époque ou à ses conséquences.
– Diunisu LUCIANI : A Corsica tempa lli sarragini (juillet 1998 – 104 pages)
Cet ouvrage est écrit en langue Corse du Sud, l’auteur ayant volontairement usé d’une langue usuelle, refusant la recherche de mots savants, il permet ainsi une lecture agréable même pour un Corse du Nord dont les connaissances linguistiques acquises dans son enfance ne sont malheureusement guère cultivées.
Il s’agit d’un livre d’éclaireur dans lequel l’auteur décrit les forces en présence autour de la Corse au VIII° siècle et démontre les contradictions entre l’histoire officielle de cette période dans l’essentiel des traités.
Il nous donne, par ses interrogations, l’envie de chercher à appréhender la véritable histoire de la Corse au delà des schémas imposés.
– Chronique médiévale Corse GIOVANNI DELLA GROSSA – La Marge édition 1998 – 482 pages – Réédition avec deux introductions d’Antoine Casanova et Mathée Giacomo-Marcellesi.
Le texte de la chronique est présenté en édition bilingue avec une traduction française de l’Abbé LETTERON de 1880 parfois approximative et tendancieuse.
Il est heureux de pouvoir lire la partie rédigée en italien et l’éditeur doit être remercié de cette initiative.
Cette chronique, rédigée au début du XV° siècle, retrace l’histoire de la Corse des origines mythiques jusqu’au XIV° siècle et la partie concernant la Corse au temps des Sarrasins représente 1/10ème du texte.
Cette chronique a été considérée par de nombreux auteurs comme une fable ne reposant sur aucun fondement sérieux et ne pouvant servir à une réflexion historique.
Cette interprétation du texte apparaît aujourd’hui comme erronée notamment pour Antoine CASANOVA éminent spécialiste de l’histoire de la Corse médiévale, qui rappelle dans son introduction que les sources de la chronique sont « alimentés au XV° siècle à des traditions socialement enracinées dont l’ampleur et le mouvement existent et se poursuivent de façon autonome, les récits de la chronique nous placent en même temps devant une série de données et de processus dont la validité et la réalité historique peuvent pour l’essentiel être attestées par les autres types de source historique dont nous pouvons disposer pour la période qui s’étend du XI° au XIV° siècle « .
Mathée Giacomo-Marcellesi, dans une analyse de la langue dans laquelle le texte est écrit, nous permet de mieux comprendre que GIOVANNI DELLA GROSSA, comme les chroniqueurs de la même époque et en sa qualité de notaire, est un collecteur d’informations, écrites (chartes notamment) et surtout orales qui lui sont rapportées, qu’il nous livre en les replaçant dans un ordre chronologique.
Cette éminente linguiste indique notamment » de nombreuses formules attestent cependant que cette littérature prolonge une littérature orale plus ancienne, amplement codifiée, transmise à l’écrivain par diverses sources dont certaines, sans doute écrites, restent mystérieuses tandis que d’autres auxquelles il est fait parfois allusion sont des sources populaires “ da padre in figlio ” relevant d’une tradition orale tout à fait digne de foi. L’approche prudente d’un texte et d’un écrivain, qu’entourent bien des mystères, permet de mieux comprendre ce cas particulier de la littérature italienne du XVI° siècle, avec son matériel ethnolinguistique et culturel hérité de la tradition indo-européenne, ses structures narratives, sa relation spécifique aux actes de langage et à l’énonciation « .
– Fernand ETTORI : LA MAISON DE LA ROCCA – Edition Alain PIAZZOLA 1998 (177 pages).
Dans ce livre relatif au lignage seigneurial d’une famille dont sont issus des Seigneurs qui ont du XI° siècle au XVI° essayé d’unifier sous leur domination l’ensemble de la CORSE, ETTORI permet de mieux appréhender, avec une vision de l’intérieur et non plus de l’extérieur de la CORSE, le phénomène de la féodalité et de son déclin mais surtout des luttes de pouvoir au sein de cette lignée seigneuriale qui se veut héritière des vainqueurs de la lutte contre les Maures.
L’HISTOIRE OFFICIELLE : LA CORSE CHRETIENNE MARTYRE ET LIBEREE
Les principaux livres consacrés à l’histoire de la Corse, nous indiquent que l’île fût soumise de l’an 800 à l’an 1000 aux raids de féroces Sarrasins et que les Corses, tous chrétiens depuis des siècles, se réfugièrent par milliers à Rome et dans les états pontificaux. Ceux qui n’avaient pu rejoindre le continent, abandonnant les villages côtiers devenus trop dangereux pour s’installer sur les hauteurs, réclamaient l’aide de la chrétienté en résistant aux infidèles.
Le Saint-Père ne pouvant resté insensible à l’appel de ses brebis martyrisées arma des chevaliers continentaux qui libèrent les Corses de l’oppresseur musulman et ceux-ci purent enfin vivre leur foi dans la paix retrouvée sous le bon Gouvernement des Pisans investis par le Pape pour administrer cette terre de Saint Pierre .
La chronique de GIOVANNI DELLA GROSSA et les ouvrages de PIETRO CIRNEO, CECCALDI et FILLIPINI qui constituent avant le XIX° siècle les références historiques sur cette période, nomment Ugo COLONNA patricien romain investi par le Pape comme le Chef des armées de libération et l’ancêtre des Comtes de Corse.
Dans son Histoire de la Corse ( publiée en 1863 ) l’Abbé GALETTI conteste l’existence de Ugo COLONNA et l’Abbé LETTERON démontrera clairement dans ses écrits vers 1880 que ce personnage est légendaire.
Ayant mis en cause la chronique comme une fable sans fondement sérieux, ces historiens et leurs successeurs, en substituant à Ugo COLONNA le personnage réel de BONIFACE Marquis de Toscane, confortent la vision historique d’une libération par les chevaliers toscano-francs des Corses chrétiens soumis à la présence oppressive des envahisseurs sarrasins dans l’île.
Dom Jean-Baptiste GAI, moine bénédictin de l’Abbaye de Hautecombes en est un fervent défenseur dans ses ouvrages, écrivant sans hésitation: “ En 807, les sarrasins débarquèrent en Corse. Charlemagne envoya aussitôt une flotte, qui les obligea à quitter le pays; mais ils reparurent en 810 et ils conquirent presque toute l’île. Une nouvelle expédition fut armée; les sarrasins furent exterminés, mais la population avait subi de grandes pertes. Il est évident que la Corse dut son salut au Saint-Siège, et que les rois francs ne la défendirent que parce qu’elle faisait encore partie de l’état pontifical. ” ( Le Saint-Siège et la Corse – La Marge Edition – 1986 , page 15)
Bien plus nuancés, COLONNA DE CESARI-ROCCA et LOUIS VILLAT (Histoire de la Corse – Boivin & Cie Editeurs – 1927 ) rendent d’abord justice au travail de Giovanni della Grossa: “ Si l’on tient compte des conditions dans lesquelles s’est formée l’épopée corse des origines féodales, en usera avec Giovanni della Grossa un peu moins cavalièrement que ne l’ont fait certains écrivains modernes: le livre de Giovanni est l’écho des idées de plusieurs générations de corses, et à ce titre, il a droit à toute notre attention ”.
Ces historiens, tout en reprenant les récits de libération de la Corse de l’occupation maure par les seigneurs toscano-francs tels qu’ils ont été rédigés par les clercs attachés aux vainqueurs, constatent que “ quelques nombreuses qu’aient été les descentes des sarrasins en Corse, quelques traces funestes qu’ait laissé leur passage, les chroniques locales ont exagéré l’importance de leur domination. Le plus autorisé des chroniqueurs arabes, Ibn-el-Athir (1160-1223), ne consacre qu’un seul chapitre à toutes les entreprises des musulmans sur la Sardaigne, et il affirme que durant leur séjour, elle était administrée par le Rûm, c’est-à-dire l’élément italien. ” et concluent : “ il n’y eut jamais à proprement parler de domination sarrasine; si les Maures parvinrent à occuper certains points du littoral ou même à établir des campements dans la montagne, leur autorité ne laissa pas de traces. Amari fait observer avec raison que si les habitants de la Corse, pauvres et valeureux, n’évitèrent pas les invasions des arabes, ils échappèrent à leur joug et restèrent étrangers aussi bien à la civilisation musulmane qu’à la marche ascendante du progrès en Italie ” ( pages 36 et 37).
Le mérite du travail de Luciani est d’aller plus loin en montrant toutes les incohérences de la vision officielle qui est toujours invariablement reprise de nos jours sans même les réserves de Colonna et Villat ; car, si la Corse n’était pas conquise réellement par les sarrasins, contre qui les chevaliers chrétiens se sont-ils battus ?
LES PUISSANCES QUI INTERVIENNENT EN CORSE DU V° AU XI° SIECLE:
Depuis le dernier Empereur latin ROMULUS AUGUSTULE au V° siècle, la puissance romaine latine n’existe plus en tant que telle.
Les Lombards puis les Carolingiens règnent sur une partie importante de la péninsule italienne, mais ils représentent des forces terriennes disposant d’une marine réduite ; leur gouvernement de la Corse ne sera pas constant.
Au V° siècle les Vandales avait aussi affirmé leur volonté de régner sur la Sardaigne et la Corse mais leur pouvoir fut faible sur l’intérieur des îles.
La mer est malgré ces incursions le domaine de Byzance, c’est-à-dire de l’empire Romain dont il est le continuateur en Orient mais aussi dans une partie de la péninsule, en Sicile, en Sardaigne et en Corse pendant de longues périodes.
Au VII° et VIII° siècle la conquête musulmane de l’est et du sud de la Méditerranée puis de l’Espagne se déroule par voie terrestre principalement; elle conduit a créé trois califats : FUSTAT en Egypte, KEROUAN en Tunisie et CORDOUE en Espagne.
Les populations conquises sont parfois des marins comme en ESPAGNE et les musulmans bénéficient des connaissances techniques des coptes d’Egypte dont 3.000 viendront construire la flotte de KEROUAN.
A partir de ce moment, les musulmans vont, par mer, pratiquer la piraterie et conforter leur conquête.
Les premiers raids sur les côtes italiennes ont lieu en 806.
BYZANCE perd la CRETE en 827 et doit concentrer ses efforts dans la défense de la mer Egée.
Le califat de CORDOUE s’empara des Baléares puis du golf de Saint-Tropez et du massif des Maures où s’installent les forces musulmanes de 890 à 972.
Le califat de KEROUAN occupe la SICILE de 827 à 1072.
Les chroniqueurs musulmans et chrétiens signalent ces implantations dans ces îles de la Méditerranée et l’ensemble des implantations musulmanes sur les côtes Nord de la Méditerranée.
Mais pour la CORSE et la SARDAIGNE qui constituent la frontière d’influence entre le califat de KEROUAN et le califat de CORDOUE, les chroniqueurs arabes et latins nous indiquent qu’elles sont fréquemment attaquées notamment pour prendre des esclaves, seule marchandise de valeur en Corse, qu’elles constituent des marines de refuge, des dépôts mais aucun des textes contemporains connus n’indiquent qu’elles furent jamais conquises et administrées par les musulmans.
LA CHRISTIANISATION DES CORSES AU VII° SIECLE :
Selon LUCIANI, les habitants de la Corse se répartissent en trois catégories :
Sur la côte orientale, dans le Nebbio, dans la région de Sagone et du Cap, ils sont romanisés et en grande partie christianisés.
Dans les vallées proches de ces centres d’échanges et de culture romaine, comme la Casinca, ils sont déjà romanisés mais peu christianisés.
Sur les hauteurs, comme le Niolo, ils ont peu de contact avec l’extérieur et ne sont pas christianisés.
En effet, la christianisation de la Corse a été tardive, au IV° siècle à partir de Mariana et Aleria.
La plupart des « Santi corsi » ( Divota, Ghjulia, Riparata, Parteu, Appianu, Fiorenzu ) sont en réalité des Saints d’origine africaine dont le culte a été apporté par les Evêques catholiques déportés au V° siècle par les Vandales ariens en Corse.
Le VIème siècle ne laisse apparaître que peu d’édifices religieux catholiques surtout sur les côtes: MARIANA, ALERIA, SAGONE, OPINON (Linguizzetta) FIGARI ; ils sont rarissimes à l’intérieur de l’Ile.
Les lettres du Pape Grégoire le Grand (590-604) touchant à l’organisation de l’église de Corse font apparaître que les sièges des Evêchés d’Aleria et Sagone sont vacants, que les prêtres sont peu actifs et que le paganisme résiste toujours dans l’Ile.
Citées notamment par Silio P.P. Scalfati ( La Corse médiévale Ed. Piazzola – 1994 p. 30 à 32 ) et Olivier Jehasse ( Corsica Classica La Marge Ed. 1986 ), elles indiquent aussi que l’église de Taina siège d’un évêché a été envahie et détruite (“ hostili feritat ”) et que son titulaire, l’Evêque Martino, est obligé de quitter ce lieu pour Aleria; le Pape encourage son évêque à persévérer dans sa campagne d’évangélisation en adoptant des méthode plus coercitives pour que les indigènes abandonnent le culte des idoles et l’adoration des plantes et des pierres.
L’abbé Casanova dans sa magistrale Histoire de l’Eglise de Corse (éditée en 1931) après avoir défendu l’idée que la Corse fût christianisée très tôt “ au moins au II° siècle ”, observe que “ pendant les 6 premiers siècles , l’histoire de l’Eglise corse ne contient que des légendes et des traditions dignes de respect. Avec S. Grégoire le Grand , nous commençons à avoir des données certaines ” et admet qu’au VI° siècle la situation est très préoccupante : l’île est largement païenne et l’autorité de l’Eglise est quasiment inexistante.
La christianisation complète de la CORSE n’aura lieu qu’à partir du XI° siècle, période pendant laquelle de nombreuses églises seront construites et de nombreuses donations seront effectuées aux bénédictins pour y implanter chapelles et couvents .
LA PRESENCE MAURE EN CORSE : L’ASSIMILATION PAR LES CLERCS DE TOUS INFIDELES AUX SARRASINS
Conformément au principe de la Umma ( la communauté) une terre devient musulmane dès que des musulmans y sont installés.
Or, nous l’avons vu, chez les chroniqueurs et géographes arabes de l’époque, la Corse et la Sardaigne sont situées en dehors du monde musulman contrairement à la Sicile, aux Baleares ou au Massif des Maures.
Aucune trace archéologique ne vient contredire ces écrits.
La Corse n’est pas, pour les musulmans, un lieu de civilisation, c’est simplement
une terre de raids et dépôts.
Une question doit être résolue: Pourquoi, alors que la Corse n’est pas une terre musulmane, la toponymie rappelle si souvent le nom des Maures, principalement dans des parties de la Corse situées à l’intérieur (Niolo, Rustinu, Sartinese, Alta Rocca, Taravu, Cuscione mais aussi Balagna).
Et pourquoi, les lieux désignés sont-ils principalement des monts et des cols. Par exemple: a bocca à i mori, a sarra di i mori, u ciottulu di i mori, a cima à i mori, u ponti murricioli, a punta serracinaja, a punta nera dans le Niolo dont le nom même vient, selon Luciani, de “ niellu ”, lieu obscure et malfaisant. Dans la Corse entière le même constat peut être fait.
Mais le nom des “ maures ” n’est pas simplement présent dans la toponymie : la moresca est la chanson de geste la plus présente dans la culture corse, le drapeau à tête de Maure n’est sans doute pas dû au simple hasard d’une souveraineté épisodique de l’Aragon et la mémoire de la Corse du XIV° siècle recueillie dans les chroniques dont celle de Giovanni della Grossa est encore pleine de récits sur la présence de Maures en Corse.
La Sardaigne et la Corse, qui connaissent un sort commun, ont résisté avec l’aide de Byzance et des Toscano-francs aux raids des Sarrasins puis, isolées des puissances continentales, elle se sont organisées seule dans leurs vallées et leurss montagnes; les Corses des villes côtières christianisées ayant quitté les côtes pour rejoindre Rome, la Corse est devenue une “ isola niedda ” suivant l’expression de Luciani et va pendant un siècle et demie vivre de manière sans véritable contacts extérieurs.
Cet isolement des corses dans les profondeurs de l’île, sans liens avec le continent pendant plus d’un siècle, est admis par la grande majorité des auteurs modernes mais ils n’en déduisent pas que les populations aient vécu suivant des règles de vie organisées et en pratiquant leur rites religieux propres à l’instar de tout autre communauté humaine. La Corse leur apparaît littéralement vide de toutes populations.
Pourtant la reconquête menée par les chevaliers toscans se fera sous forme d’une véritable croisade contre des forces organisées et non-chrétiennes. Si les combattants qui s’opposent aux soldats chrétiens dans les plaines et les montagnes du pays ne sont pas des sarrasins, qui sont-ils?
Si nous osons une lecture de la chronique de GIOVANNI DELLA GROSSA effectuée en remplaçant “ maures ” par “ corses païens ” celle-ci acquiert ainsi une cohérence, la toponymie maure s’expliquant dans les montagnes corses comme des points de résistance des Corses païens à la reconquête effectuée par les armées chrétiennes envoyées par le Pape.
SEULE SOURCE INTERNE : LA MEMOIRE DES CORSES
Nous avons vu que la chronique constitue, non une accumulation de fables inventées par le cerveau fertile de l’auteur, mais réellement une histoire mythifiée par la mémoire collective que GIOVANNI DELLA GROSSA s’est contenté de collecter et dont le fond historique est bien réel.
Et Schliemann n’a-t-il pas découvert les ruines de Troie en relisant l’Iliade?
L’auteur de la chronique est né le 12 décembre 1388 à LA GROSSA (région de Sartène) et a reçu une formation de notaire à Bonifacio puis à Naples.
Il a donc lu les chroniques qui circulaient en Italie sur l’histoire de Florence, de Naples, de Rome.
Il va à son retour en corse utiliser les mêmes méthodes dont la reprise des chartes, des chroniques antérieures et » libri antichi « , ainsi que l’étude des vestiges archéologiques et bien sûr, il recueille la tradition orale dans l’ensemble des pieves qu’il visite en Corse, puisque les sources écrites, notamment sur la période qui nous intéresse, sont rarissimes sinon inexistantes du côté corse.
Pour Antoine Casanova, la réalité de faits rapportés par Giovanni della Grossa qui peuvent être confrontés à d’autres sources externes démontre le sérieux de son travail de recension; bien qu’il convient toutefois de s’interroger sur la présence dans la chronique du personnage de Ugo Colonna, dont l’existence historique a été contestée avec pertinence par l’Abbé Letteron.
Fernand ETTORI rappelle que pour comprendre l’importance de ce personnage pour la féodalité corse de l’époque, qu’il faut se souvenir des origines de cette famille de la Rocca , les “ cinarchesi ”, qui porteront pendant plusieurs siècles le titre de Comte de Corse.
A l’époque de la reconquête la ou les familles, qui prendront dans le delà des monts la tête des clans locaux ralliés aux armées chrétiennes, se rattacheront à la tradition du gouvernement au temps des derniers romains byzantins, lors qu’un Synarque gouvernait en Corse en qualité d’adjoint de l’Archonte de Sardaigne.
Pour le deçà des monts, par contre, les Seigneurs qui y dominent sont ceux de Palazzo de Poggio de Venaco, les toscano-francs descendant de Boniface, Comte de Lucca puis Marquis de Toscane, véritable héros de la reconquête sur les » Maures » en Méditerranée.
Au XIII° et XIVème siècle, les seigneurs dominants de l’époque (la famille de la Rocca) ont, d’une part un besoin de légitimité vis à vis du Pape (il s’agit d’effacer les origines bassement locales et de fonder définitivement la filiation romaine de la famille ) et également un besoin d’unité entre les deux origines totalement différentes de ces féodaux concurrents (Cinarchesi e Biancolacci) en écartant le lien avec la Toscane gibeline.
La fonction du mythe de Ugo Colonna, le patricien romain, père de Boniface (ascendant des Seigneurs du Palazzo) et Cinarco (ascendant des cinarchesi) apparaît alors évidente de même que le mariage réel ou inventé de la fille d’Arrigo Bel Messere, descendant de Boniface, avec Antoine de Cinarca.
Mais en dehors du personnage mythique de Ugo Colonna et peut-être d’Arrigo Bel Messere l’histoire de la conquête effectuée par les chevaliers continentaux est bien réelle même si elle apparaît comme aménagée par les vainqueurs (féodaux et prêtres ) et la chronique doit être lue.
Le texte indique qu’à partir du départ des romains ( Byzance) au IV° siècle la Balagne est convertie à l’Islam par un certain » Ali » et les convertis commandés par LANZANCISSA remportent des succès militaires qui conduisent le Gouverneur MARINO et l’Evêque CALIXTE à se réfugier à Rome.
Giovanni della Grossa indique que la Corse toute entière est sous l’autorité de Lanzancissa et qu’une partie des Corses “ redeviennent ” Sarrasins (“ ritornono sarragini ”). Ce qui n’a de sens que si sarrasins veut dire païens.
Lanzancissa se proclame Roi de Corse puis, à sa mort, son fils Musi règne en “ vivant pacifiquement ” puis règnent Ferrandino, Scalabro et Nugulone, de père en fils.
Le roi réside à Cordovella en Balagne (promontoire dans la plaine de Montemaggiore qui porte toujours cette dénomination ).
Ugo Colonna débarque en provenance de Rome avec 1000 fantassins et 200 cavaliers à Aleria qui résiste. Ce qui est quand même curieux pour des chrétiens que les chevaliers viennent libérer de l’emprise des musulmans.
Della Grossa fait la distinction au sein de la population entre ceux qui “ se souvenant que leurs parents avaient été romains ”, “ ceux qui s’étaient faits Maures ” et les “ Maures naturels qui étaient venus habiter Aleria ”. Les trois catégories de population (anciens chrétiens romanisés restés en corse, corses christianisés redevenus païens, corses de l’intérieur de tous temps païens)
Il nous cite le nom des principali “ maures ” combattant au côté de Nugulone: Chiarello di Valle Umbria, Casone, Sibica, dont on peut constater que la mémoire n’a pas retenue des noms particulièrement sarrasins.
Il nous indique que certains des combattants sont des “ Maures de race chrétienne ” !
L’Ile est “ pleine d’ennemis ” et les chevaliers sont “ assiégés ”.
Les chevaliers sont présents pour lutter contre “ les infidèles ” et “ conquérir une terre qui avait appartenue à l’Eglise ”.
Après une bataille, pendant laquelle Ugo Colonna a fait preuve de beaucoup malice par rapport aux combattants de Nugulone qui sont présentés comme courageux et sans vices, les armées “ Maures ” se réfugient à CORTE qui résiste héroïquement à Ugo Colonna. De véritables sarrasins auraient sans doute pris la mer pour fuir ; ils n’auraient pas rejoint les montagnes !
Les Chevaliers prennent Corte, massacrent la population, rasent les maisons et entreprennent la construction du Palazzo de Poggio de Venaco.
Au siège de Mariana, Ugo Colonna capture par surprise Masapo, le chef des défenseurs de la ville, un “ Maure de vieille souche ”, qui reconnaissant sa défaite se fait chrétien ; les habitants de la ville pour ne pas subir le sort des cortenais (tués ou vendus comme esclaves) se font eux aussi chrétiens.
Le Comte (Ugo Colonna) fait un tour des régions de Corse et “ donna quelques charges sur leurs terres aux Maures qui se faisaient chrétiens ”. Le ralliement aux vainqueurs permettra à des familles locales de maintenir un certain pouvoir dans leur pieve (est-ce l’origine des cinarchesi ?)
Le Pape envoie cinq évêques et des prêtres “ pour éduquer dans la foi chrétienne les vieux chrétiens, les renégats et les maures naturels ”.
Della Grossa précise: “ Après que le Comte eut présidé aux affaires spirituelles, il lui parut non moins nécessaire de peupler de chrétiens l’Ile de Corse, en prévision de ce qui pourrait advenir avec le temps ou même dans l’éventualité de la venue d’une flotte de sarrasins, ou enfin pour que les chrétiens fussent plus nombreux que les Maures qui restaient en Corse. Le Comte présenta au Pape Pascal et au consistoire des Cardinaux et des Sénateurs de Rome le projet suivant: chaque romain qui commettrait un crime susceptible d’être puni de la peine capitale, de la mutilation d’un ou plusieurs membres ou d’un lourd tribut, pourrait voir sa condamnation gracieusement commuée en exil s’il acceptait d’aller habiter perpétuellement en Corse avec sa famille. Cette disposition fut appliquée et dura longtemps ”.
Mais “ le Roi ” (ainsi est simplement désigné Nugulone dans la chronique par opposition au “ comte ” pour le chef des chevaliers ) “ revient ”, il reprend le combat.
Le Comte Boniface succédant à Ugo Colonna “ exhorte les chrétiens récents et les maures à être vigilants ”. Les conversions ne concernent donc pas encore la population dans son ensemble puisque des populations soumises ont gardé leur foi ancestrale.
Le Roi est accueilli par les gens de Fretto “ qui étaient Maures pour la plupart ”.
Les corses nombreux le rejoignent et les nouveaux chrétiens proposent au Roi de “ redevenir Maures comme avant ”.
Mais après avoir remporter les nombreuses victoires sur les chrétiens, Nugulone meurt au combat au siège de Poggio à la suite d’une ruse de Boniface.
Son fils ABITEL est désigné Roi par les Maures et il “ est obéi de tous ”.
Le nouveau Roi se rend à MOROSAGLIA et fortifie la montagne d’Accia.
Les Maures se cachent dans les montagnes ou près de la mer sur des promontoires et » le spelonche e caverne « .
Le Comte Boniface aidé par le Comte de Barcelone (nécessité de faire apparaître l’Aragon allié naturel du Pape en Corse au XIV° comme participant à la reconquête de ce pays) passe Tenda et la Teta contraignant les “ maures ” à se réfugier dans toute la Région d’ACCIA.
Le Comte ordonne de tuer tous les maures, sauf s’ils “ deviennent chrétiens très obéissants ” et payent une dîme supplémentaire et s’ils donnent le dixième enfant comme serviteur pour la Cour de Rome.
Les chrétiens sont répartis à travers la Corse et sont chargés d’empêcher la tenue d’assemblée par les “ maures ” qui vivent en des “ lieux sauvages et élevés ”.
Des “ maures ” étaient “ tués quotidiennement ” et ils “ meurent de faim, de froid, de privation, hommes, femmes, enfants pendant quatre ans avant le retour du roi Abitel ”.
Quand Abitel revient “ les maures le rejoignent ” mais trop faibles face aux armées du Comte, ils doivent renoncer même à leur refuge d’ACCIA et, par le fer, le feu et sang, fais chrétiens.
Giovanni nous dit que “ les maures de race chrétienne redevenus chrétiens étaient terrorisés ”.
D’après Giovanni della Grossa, la guerre a duré 34 ans et se termine par la création de l’Evêché d’Accia, la construction de la Cathédrale SAN PIETRO (au pied du SAN PETRONE) regroupant les trois pièves d’Orezza, Ampugnani et Rustino.
La toponymie romaine des côtes (Mariana, Cardo, Ficaria, Sagone….) contraste avec, à l’intérieur et à côté des toponymes “ maures ”, des villages et sites qui comprennent des dénominations de Saints et particulièrement SAN PEDRO (noms remplaçant au moment de la deuxième christianisation au XIème siècle les noms usités antérieurement).
La création d’un sixième évêché corse à Accia n’est donc pas dû au hasard mais à cette victoire sur le dernier bastion des corses païens.
Peut-être n’est-ce pas un hasard non plus si ces trois pieves seront à la pointe de la révolte des corses les siècles suivants.
CONCLUSION
Ainsi renaît une partie de notre histoire occultée par l’Eglise et les puissances qui vont dominer le pays, mais vivante dans la mémoire collective des corses du XV° siècle.
Les corses profitant de l’affaiblissement du pouvoir des successeurs des romains (byzantins et lombards) et surtout de l’isolement dû à la prédominance sarrasine sur la mer méditerranéenne, vont s’organiser de manière autonome et un chef va diriger leur communauté .
Ceci nous permet de comprendre pourquoi la Corse comme la Sardaigne est désignée comme un royaume et non un duché ou un comté dans la terminologie adoptée depuis le moyen âge par l’ensemble des géographes et historiens ; car il a été retenu que ces deux îles se sont gouvernées de manière autonome.
Nous pouvons aussi comprendre pourquoi les armes du “ Regno ” de Sardaigne font apparaître quatre têtes de Maure, en nous souvenant qu’elle a été organisée de manière autonome pendant la même période sous le gouvernement de quatre Giudice.
La dynastie balanine va régner pacifiquement sur la Corse ( sur une partie septentrionale de l’île plus vraisemblablement ) pendant plus d’un siècle.
Pendant cette période les corses vont vivre les rites païens, la plupart des chrétiens des villes côtières ayant rejoints Rome et les autres étant revenus à la religion de leurs ancêtres, celle des pierres levées et des mazzeri et dont quelques traces restent présentes même dans les cérémonies religieuses actuelles (a granitula, les pains bénis de Saint Antoine, les œufs de l’Ascension, etc.……).
Les puissances continentales s’étant réorganisées et ayant repris l’avantage sur les sarrasins en mer, le Marquis de Toscane Boniface, à l’initiative du Pape, organise une croisade pour prendre le pouvoir en Corse puisque aucun Seigneur chrétien n’y règne.
Comme les croisades à venir en Orient, religion et pouvoir temporel font bon ménage.
Les Corses conduis par leur Roi combattent pendant de nombreuses années puis sont réduits uniquement aux trois pieves d’ACCIA.
Les païens sont partout ailleurs pourchassés par les armées commandées par des Seigneurs continentaux, officiers de Boniface dans le deçà des monts principalement et vraisemblablement par des chefs Corses ralliés et christianisés dans une partie du delà.
Ce n’est certainement pas par hasard que la pieve de CARBINI fait partie de l’évêché d’ALERIA quand on se souvient qu’elle constitue une seigneurie tenue par les Biancolacci, car elle a dû être vraisemblablement vaincue et christianisée par les troupes de Boniface et non par les fidèles des cinarchesi.
Au XIV° siècle pour asseoir leur pouvoir, les Seigneurs cinarchesi auront besoin pour être désignés Comte de Corse (les conditions essentielles étaient: posséder le Château de Cinarca, appartenir à la Famille de la Rocca et être désigné à Biguglia ou à Morosaglia par l’assemblée des représentants des pieves de Corse) de s’inventer un ancêtre commun avec les Comtes du Palazzo qui étaient eux les véritables descendants de Boniface. Ainsi est né le mythe de Ugo Colonna le bon libérateur des Corses opprimés par les cruels maures .
Mais pourtant, ces Seigneurs ne pourront pas occulter le souvenir de la lignée des rois de Corse encore présent dans la mémoire collective et Giovanni della Grossa nous dit qu’Arrigo Bel Messere (qui représente à côté de la figure d’Ugo Colonna le libérateur, le Seigneur idéal, bienveillant et juste, capable de faire régner l’harmonie dans la Corse pacifiée et unie) se fit armer chevalier par l’Empereur, mais qu’il n’en avait pas besoin car “ ancorche lui fosse Conte di Corsica senza titolo di Regno tanti anni innanzi e di tanti Re antiqui a tempo di gentili e da poi a tempo di sarracini, e come tale Conte e signore libero di Corsica ”.
L’histoire est toujours racontée par les vainqueurs mais ils ne peuvent totalement occulter les faits et sont bien obligés de les détourner à leur profit.
Mais le travail de réflexion de Diunisu LUCIANI et l’heureuse réédition de la chronique de GIOVANNI DELLA GROSSA accompagnée des introductions savantes d’Antoine Casanova et de Mathée Giacomo-Marcellesi permettent de voir resurgir du fond des âges, l’histoire d’un Regno di Corsica autonome et païen dont on comprend aisément pourquoi la papauté et les puissances continentales ont préféré cacher derrière les voiles noires des Sarrasins.
Jean Pierre POLI
Février 1999